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Un scientifique ingénieur des données numériques dénonce les méfaits du Big Data

mercredi 7 avril 2021

Dans un article-fleuve du Club de Mediapart, un ingénieur diplômé de l’École des Mines et d’un master en maths appliquées et statistiques, dénonce l’impasse dans laquelle on plonge l’humanité. Une impasse fabriquée par les nouvelles technologies mises au service du Big Data et du Capitalisme mondialisé. Une impasse environnementale, et sociale.
Il s’est d’abord spécialisé en sciences des données avant de rejoindre le cabinet Sia Partners comme data scientist. Après 3 ans de missions dans l’énergie et le secteur public, il démissionne pour mieux dénoncer le rôle du numérique, du big data et de l’IA dans le ravage écologique et social.

On peut lire tout l’article ici mais en voici la conclusion :

Un bilan écologique et social désastreux

Face à cette inexorable fuite en avant du progrès technologique, il incombe de se poser prosaïquement la question de ses conséquences matérielles. Rappelons d’abord que, à l’encontre du mythe de la "dématérialisation", l’essor exponentiel de la cybernétique et du numérique qui perdure depuis la moitié du XXè siècle n’est rendu possible que par l’exploitation de populations humaines et du monde naturel. Voici quelques-unes des conséquences de l’extractivisme en cours :

• Environ 1,4 milliards de smartphones sont vendus dans le monde chaque année. Parmi les 60 éléments chimiques nécessaires, on trouve notamment l’étain, le plomb et l’argent. Ces métaux doivent être extraits en grande quantité des sols, en particulier dans les pays dits "en développement" où l’industrie minière opère sans véritable régulation socio-environnementale. Une partie infime de ces matières premières est recyclée (ADEME2018)

• Certaines populations d’Afrique Centrale et d’Amérique du Sud se retrouvent dépossédées des ressources existant sur leur propre sol par le simple fait que l’industrie mondiale repose dessus. En 2017, Amnesty International estimait qu’au moins 40 000 enfants travaillaient dans les mines d’extraction des métaux destinés à l’industrie du numérique, et que dans 100% des cas, la fabrication d’un smartphone faisait appel à de l’exploitation d’enfants.

• L’extraction extrêmement énergivore des différentes matières premières n’est aujourd’hui possible qu’à grand renfort d’énergies fossiles

• Le sable, dont le numérique est un des plus gros consommateurs après le BTP, est lui-même devenu une ressource surexploitée. Recul des terres, disparition de certaines îles en Indonésie, instabilité des infrastructures (plusieurs ponts déjà écroulé à Taïwan, au Portugal et en Inde), danger pour l’agriculture (infiltration d’eau de mer dans les nappes phréatiques), destruction d’habitats naturels d’espèces marines compromettant l’équilibre de la chaîne alimentaire en sont autant de conséquences.

• En prenant en compte uniquement la fabrication et l’utilisation des appareils, c’est-à-dire sans l’installation et la maintenance d’infrastructure, ni la fin de vie des matériaux, le numérique est à l’heure actuelle responsable d’environ 4% des émissions de CO2, taux qui pourrait facilement doubler d’ici 2030 si l’on continue sur la voie d’une industrie mondiale digitalisée, notamment avec le déploiement des réseaux 5G (Shift Project 2020)

Ces quelques exemples suffisent à enrayer le discours selon lequel la quatrième révolution industrielle, via une personnalisation de la production à l’échelle reposant sur le développement des objets connectés, de l’intelligence artificielle et du big data, devrait permettre une relocalisation de l’industrie. La tendance cynique du data for good et des comités d’éthique consiste à porter le message que ces technologies sont neutres et qu’il est tout à fait possible de les mettre au service de l’intérêt général. Or l’innovation étant, sous le capitalisme, amplement inféodée aux intérêts économiques et financiers, la technique ne peut en aucun cas être neutre. Si des usages positifs sont bien souvent mis en avant afin de légitimer le progrès comme unique sens de l’histoire, ceux-ci restent nécessairement à la marge. Mon analyse s’articule principalement selon trois axes :

• Qualité de vie : L’algorithmisation des vies produit, notamment via les réseaux sociaux, une atomisation de la société. Depuis le début des années 2010 et les premiers outils big data de personnalisation des contenus, on assiste à l’émergence d’une vérité individualisée induisant une simplification normalisatrice et accélérée de la culture, des mœurs et des idées à laquelle vous avez peu de chance d’échapper, quand bien même votre niveau d’instruction vous permet d’en prendre conscience. Il est difficile de trouver des exemples concrets d’amélioration de la qualité de vie en dehors de la médecine, toujours brandie comme argument d’autorité, quand bien même celle-ci est également mise au service d’intérêts financiers. A titre d’exemple, on en est ainsi arrivé à informatiser et centraliser les données de santé des Français, d’abord avec le dossier médical personnel (DMP), puis au sein d’un dispositif cloud, le Health Data Hub. Début 2019, l’hébergement de ce dispositif a été confié à Microsoft, et ce, sans aucun appel d’offre. A ce jour, malgré les alertes de la CNIL pour rapatrier les données chez un hébergeur européen, la situation n’a toujours pas évolué.

• Environnement : Si la science nous a permis, il y a une cinquantaine d’années, de confirmer l’impact de l’activité humaine sur le climat, vouloir désormais tendre vers plus d’écologie avec plus de technologie est un non-sens absolu. Agriculture 4,0, optimisation des chaînes d’approvisionnement, bilans énergétiques plus performants... Les pseudo-solutions écologiques à base d’IA traitent en surface des conséquences mais jamais des causes de la crise écologique. Celles-ci visent toutes à maintenir la civilisation industrielle en faisant l’apologie du techno-capitalisme, sans constater une seule fois que ceux-ci sont à la source du problème. La cécité, volontaire ou non, des responsables scientifiques et politiques tenant un discours de réappropriation positive de la technique à tout prix, est encore aujourd’hui un obstacle majeur au combat écologique. Dans les rares bonnes nouvelles dont on peut avoir vent au sujet de l’environnement – épisodiquement, il y en a – rien n’est dû, de prêt ou de loin, à une quelconque automatisation ou l’usage d’algorithmes. Quand bien même ce serait le cas, cela est cher payé pour reconstruire une partie infinitésimale que ce que la civilisation industrielle détruit au quotidien.

• Démocratie et libertés : Dans un contexte mondial où les institutions se raidissent (surveillance de masse, fichage politique, lois sécuritaires), le numérique et l’IA sont largement mis au service de la coercition. Typiquement, les technologies les plus redoutées et qu’on avait du mal à imaginer fleurir dans les États sociaux-libéraux sont en passe d’être banalisées sur le territoire français. Dans le même temps, de la mine d’or de données issues du Grand Débat suite au mouvement des Gilets Jaunes, on ne retiendra officiellement qu’une synthèse rédigée par un cabinet de conseil (Roland Berger), mandaté, lui-aussi, sans appel d’offre. Les cahiers de doléances, devant être numérisés et rendus publiques, n’ont tout simplement jamais été publiés. Lorsqu’on lui posait la question en juin 2019, le ministre chargé des collectivités territoriales, Sébastien Lecornu, répondait éhontément : « Les cahiers citoyens représentent des téraoctets de données, les héberger en permanence sur le site aurait été trop lourd à mettre en place. »

Plus qu’une singularité technologique, l’intelligence artificielle participe d’une singularité ontologique redéfinissant l’humain, son statut, ses droits. Les outils algorithmiques et statistiques, infiltrés partout comme une couche supplémentaire de chacune de nos institutions déjà hyper-complexes, nous dépossèdent encore un peu plus de notre puissance collective. Face au bilan écologique et social que l’on dresse au quotidien, la faculté cognitive octroyée aux technologies numériques ne doit pas nous conduire à nous désengager encore un peu plus de nos responsabilités. Nous ne devons pas attendre des machines qu’elles nous libèrent du fardeau de devoir nous engager, nous prononcer en chaque instant, car cette mise en jeu de notre responsabilité constitue le sel de la vie humaine.

La nécessité de redéfinir notre rapport à la technique et au temps

C’est un fait, les transformations liées à l’automatisation et au numérique produisent une accélération sociale, sans pour autant générer l’émancipation et la réduction de travail espérées par les thèses keynésiennes. Cela s’explique assez simplement du fait qu’il ne peut y avoir de croissance économique si l’accélération technique n’est pas compensée par une augmentation de l’activité. L’éradication du doute et un sentiment de puissance due à cette accélération sociale vont de paire avec une hyper-individualisation de la société.

Les individus essayant de s’organiser pour les libertés et le vivant peuvent ressentir une impuissance inhérente à la complexité de la mégamachine techno-industrielle. Les logiques d’entraide, les efforts de démocratie à échelle humaine, les tentatives de vivre en harmonie avec un environnement sauvage en voie de disparition sont bien souvent rapidement piétinés par le pouvoir vertical, bien plus efficace, de la société productiviste. Celle-ci peut en effet s’appuyer sur tout un éventail de technologies autoritaires, dans le sens où seule une organisation sociale hyper-hiérarchisée aura permis leur éclosion et leur utilisation.

Afin de se réapproprier collectivement des techniques douces et démocratiques, il est nécessaire de se réapproprier notre rapport au temps – le seul sens de l’histoire étant aujourd’hui conçu comme celui du progrès technique – mais aussi à l’espace, avec une politique de décentralisation et de relocalisation des productions. Cela signifie prendre le temps de l’entraide, contre la tendance désormais généralisée à la compétition. Tendre à plus de justice sociale, plus de démocratie et d’écologie nécessite d’aller à l’encontre de la trajectoire productiviste, capitaliste et industrialiste des États. De faire (re)vivre, face à une culture dominante lissée par les algorithmes, une véritable culture de résistance.

Il y a un an, je décidai de ne plus fermer les yeux sur la fracture entre mon quotidien et mes convictions, en démissionnant de Sia Partners, à la stupéfaction de ma hiérarchie qui me promettait une carrière radieuse. Ayant eu le privilège d’épargner suffisamment pour être à l’abri quelques mois, je n’avais plus aucune excuse de ne pas agir. Tout comme moi, de nombreux data scientists au départ attirés par l’aspect scientifique et rationnel de la discipline, ne trouvent plus de sens à leur métier. De façon générale, il est déplorable que parmi les ingénieurs, encore une majorité d’entre nous reste sourde à une prise de conscience radicale des crises écologiques et sociales. Afin d’interpeller une fois pour toutes sur les ravages du techno-libéralisme, j’ai rédigé ce rapport de 60 pages. J’y présente un témoignage personnel enrichi de faits documentés, afin de démystifier les fantasmes à la source du solutionnisme technologique et de caractériser les effets des récentes innovations sur nos sociétés et, plus largement, sur le vivant.

J’invite toutes les personnes qui se sentent concernées par ce qui précède à agir avec courage pour participer à l’offensive écologique depuis leur position professionnelle : vous n’êtes pas seuls.

Romain Boucher

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